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Ecriture de l’intime et analyse.

Dans un article d’Agnès Verlet, « Ecriture de soi et psychanalyse », paru dans Le Magazine littéraire de mars 2008 (n°473) :

Que l’écriture libère ou répare, c’est parce qu’elle crée de l’altérité, que l’intime sort de l’intériorité dans un mouvement que Lacan appelle « une extériorité intime », une sorte d' »extimité ».
Mais l’écriture de l’intime acquiert un tel pouvoir de réparation de ce qu’elle reconstruit une identité, des images du moi, et que la mise en mots protège de la dislocation, défend de l’effondrement. Georges Perec dit comment, au début de sa psychanalyse, il était pris d’une frénésie d’écriture presque maniaque, car « l’écriture me protège. J’avance sous le rempart de mes mots, de mes phrases, de mes paragraphes habilement enchaînés, de mes chapitres astucieusement programmés. Je ne manque pas d’ingéniosité. » La fonction libératoire ou illusoirement thérapeutique de l’écriture agit alors à rebours de ce qu’entreprend le psychanalyste. Car c’est une identité d’emprunt, une construction moïque, que tente d’édifier l’écrivain de l’intime, sous une forme autobiographique ou diaristique, avec le désir de se connaître, d’explorer la conscience de soi et de sa vie. Cette « écriture-carapace » renforce les défenses du moi que le psychanalyste cherche, précisément, à faire tomber, elle construit des imagos alors que la psychanalyse travaille dans la « déliaison » et déconstruit, avant que par la perlaboration, quelque chose se reconstruise.

De l’intime vers l’extime.

Il y a eu Aglae in/time. Une hésitation laissée en suspens entre Aglae intime, journal intime d’Aglae, défi de la présence sur un espace aussi libre et ouvert qu’Internet d’une écriture personnelle, intime et sensible ; et Aglae in time, présence au monde et plongée dans le temps présent, quotidien, immédiat, une Aglae au corps prégnant, liée à un environnement, à un espace, à un temps. J’ai eu la naïveté de croire que je pouvais écrire librement, sur Internet comme dans mes carnets Muji. J’ai eu la prétention de croire que mes expériences d’émotions, que ma transcription des sensations et des sentiments, pourraient éveiller des correspondances et toucher des sensibilités jumelles. J’ai eu l’innocence de faire confiance à la communauté sensible, de croire qu’une personne qui lirait mon journal puis mon blog se préoccuperait d’écriture, de sensations, de la sensibilité et de la fragilité données. Je pensais que le don suffisait. Je n’ai jamais pensé à cacher certains noms, à mettre de fausses initiales, à changer les lieux. Je faisais le pari de l’extrême intime qui serait lu toujours de façon sensible, désintéressée. Et parce que cette écriture m’est totalement constitutive, j’étais allée jusqu’à la rendre accessible à tous. Je voulais aller jusqu’au bout du moi. Dire : regardez, je suis ça aussi, je suis cette écriture, je suis cette extrémité, cette violence et cette fragilité. Dans mon esprit les faits ont toujours été un support, une illustration, un moyen, un prétexte. L’essentiel reste l’écriture, la vision sensible et subjective. Le voyeurisme m’est étranger. Lorsque je lis les blogs ou les journaux de personnes proches, de personnes devenues amies, je ne me préoccupe pas du détail factuel. Qui exactement, où, quand – ça m’est égal. Si je veux entendre tel ami me parler de ses histoires personnelles dans leur réalité, leur précision spatiale et temporelle, avec leurs référents vrais, je prends mon téléphone. Lire le journal de quelqu’un n’a jamais été le moyen de m’immiscer et de connaître la vie intime d’une personne. Je suis une lectrice désintéressée, saine et honnête. J’ai ignoré le voyeurisme en écrivant pendant des mois sur le blog Aglae in time.
Je me suis trompée et j’ai été blessée, attaquée, dégradée. J’ai trop donné, je suis allée trop loin, j’ai trop fait confiance. Je me suis mise en danger, de façon inconsciente et irréfléchie. Mea culpa. Je ne referai pas cette erreur. Je ne sais pas me tenir trop longtemps éloignée de l’écriture, et je sais bien que l’écriture intime ne m’aide pas forcément à aller mieux. Il y a quelques soirs encore je disais à M. : l’écriture ne m’aide pas à être mentalement saine. Je ne veux plus de cette introspection extrême, permanente, de cette exploration des sensations et des sentiments. Aglae intime n’existe plus. Il faut que je sorte de moi-même. Il faut aller au dehors. Encore une fois, Les Nourritures terrestres donnent la bonne solution. Je ne peux pas trouver de réponse venant de l’intérieur. Au cours des derniers mois j’ai fait le tour de moi-même, j’ai exploré les secrets, les méandres, les arcanes, je sais comment un message circule dans ma tête, comment je le décortique et suis capable de prévoir la réaction induite. Je tourne en rond orientée vers moi-même. Cette analyse permanente et égocentrique ne peut mener à rien en termes d’écriture. Plus maintenant en tout cas. Je laisse ça à ma psy.
Alors il faut regarder dehors. Se tourner vers l’extérieur. Chercher des refuges hors de soi, des découvertes et des éblouissements encore, partout et ailleurs. Livres, films, mélodies et couleurs sont la seule réponse. Pour avancer, pour faire évoluer le moi qui est stagnant, blessé, à l’abandon. J’ai dépensé une énergie folle dans l’introspection, j’ai développé une capacité extraordinaire à vivre en autarcie totale, ne m’alimentant que de pensées, de réflexions, de délires, d’explications créés par moi, enrichis par moi, résolus par moi. Je me suis désancrée du monde. J’ai perdu pieds. Je vivais la nuit et dormais le jour, restais des journées entières sans voir personne.
Alors il faut reprendre courage, enthousiasme et vivacité pour se lancer dans le monde. Il n’y a pas de réponse exacte ni parfaite, il n’y a pas de sens à trouver. Qu’on ne me demande pas de réponse, ni de pourquoi, ou je répondrai le suicide. J’ai trop lu Le Mythe de Sisyphe. Je suis sans raison et sans attache, sans motivation et sans conviction. Je tente simplement le mouvement hors de moi, le refuge de la découverte intellectuelle et sensorielle, je me détache de moi-même pour aller vers l’inconnu qui me remplira, me nourrira et éteindra sans doute la douleur.
L’extime traduit ce mouvement centrifuge, cette sortie et cette ouverture à l’extérieur. J’ai le monde à réapprendre. Me réfugier hors de moi. L’extime s’éloigne de l’intime, tient compte du dévoilement et de l’exposition : mon écriture sera lue, exposée, il ne faudra pas l’oublier. Je garde l’intime pour moi ; je veux bien partager l’extime. L’intime sur Internet n’existe pas. L’étymologie reprend ses droits. L’ex-time c’est aussi la sortie du temps quotidien. Je brouillerai les pistes, le temps et l’espace, je sortirai les réflexions de leur contexte précis, je m’éloignerai de l’immédiat, de l’instantané, du respect de la chronologie. A contre-courant de la tendance à la rapidité et à l’immédiateté développée sur les blogs, je veux le recul et la distance, je veux le travail de l’écriture, je veux l’intégration lente et progressive, je veux me placer en retrait.
Ma sensibilité et ma fragilité restent : quand bien même mon frère m’accuse de ne pas supporter la violence, quand bien même on me dit « la vie c’est dur mais on s’en remet », je continue à croire que je suis obligée de composer avec la sensibilité exacerbée et la fragilité permanente. Je ne compte pas devenir plus forte ou plus raisonnable. J’espère que la sérénité peut venir. Mais j’accepte que la vie soit d’une violence inouïe et qu’elle me blesse parfois jusqu’à ne plus vouloir d’elle. Il y a des éblouissements rapides, des illuminations suivies de plongées en enfer. C’est parce que je monte très haut que je tombe ensuite très bas. Je ne veux pas renoncer à ça. Je garde ma sensibilité, ma différence, ma mise en danger. C’est effrayant. Je ne sais pas où trouver le courage de revenir à la vie quand les blessures sont d’une telle flagrance. Je suis chair à vif, corps à nu. Mais le mouvement s’inscrira vers l’extérieur. Pour ne plus blesser la chair.